Pro­cé­dure d’in­jonc­tion de payer

(article paru dans l’ou­vrage Pour une jus­tice qui fonc­tionne mieux…, à l’oc­ca­sion du jubi­lé du Bar­reau de Verviers)

Exposé des motifs

En Bel­gique, le recou­vre­ment judi­ciaire d’une créance prend la plu­part du temps le véhi­cule d’une pro­cé­dure ordi­naire au fond en cir­cuit court (art. 735, C. jud.). Cette pro­cé­dure garan­tit un haut degré de garan­ties, tant au niveau de l’in­tro­duc­tion (par cita­tion), qu’en ce qui concerne son exa­men par le Juge (en audience publique) et ensuite l’ac­qui­si­tion de la force de chose jugée puis son exé­cu­tion (sui­vant la pro­cé­dure ordinaire).

Néan­moins, l’ex­pé­rience nous apprend que, bien sou­vent, le(s) débiteur(s), même informé(s) de la pro­cé­dure qui le(s) vise, ne com­pa­raissent pas à l’au­dience. Sou­vent parce que la créance n’est pas contes­tée. L’a­vo­cat se contente alors (machi­na­le­ment) de deman­der un « juge­ment conforme à la cita­tion » (sui­vant la for­mule consa­crée) en même temps qu’il dépose son dos­sier et un état de dépens.

Le pas­sage en audience publique de ce genre d’af­faires entraîne des retards dans le trai­te­ment de toutes les autres affaires fixées le même jour au rôle. Les plai­deurs dans les autres affaires (qui ont tous été convo­qués à la pre­mière heure) attendent, rési­gnés à perdre leur temps (comme sou­vent). Le déses­poir les gagne quand ils recon­naissent le conseil habi­tuel d’un four­nis­seur (hôpi­tal, eau, élec­tri­ci­té, gaz, télé­pho­nie mobile…) qui se dirige vers le bureau du juge avec une pile de 30 cm de fins dos­siers. S’en­suit alors un ânon­ne­ment répé­ti­tif où le gref­fier appelle un débi­teur dont on ne s’at­tend pas à ce qu’il soit là ; sui­vi d’un silence qui confirme son absence ; l’a­vo­cat qui tend son dos­sier en pro­non­çant la for­mule magique du « conforme à la cita­tion » ; le bruit du cachet dateur ; et le juge qui clôt par un « juge­ment fin d’au­dience » ou « juge­ment à 15 jours » voire « à un mois », et ain­si de suite, dans le silence reli­gieux de la salle où l’on sent peser l’ab­sur­di­té du rituel.

Quelle est, en défi­ni­tive, la valeur ajou­tée du pas­sage à l’au­dience de ce genre d’af­faires ? N’est-ce pas une perte de temps et d’éner­gie pour tout le monde ? Ne peut-on pas mieux faire ?

Dans le droit déri­vé de l’U­nion euro­péenne, par un règle­ment direc­te­ment appli­cable en droit belge1, il est pos­sible de recou­rir à une pro­cé­dure écrite stan­dar­di­sée et allé­gée2, mais seule­ment pour des récu­pé­ra­tions de créances ayant un carac­tère transfrontière.

En réa­li­té, il y a même en droit belge une pro­cé­dure som­maire d’in­jonc­tion de payer3, mais d’ap­pli­ca­tion tel­le­ment res­treinte qu’elle est igno­rée des praticiens.

On peut com­pa­rer cer­taines spé­ci­fi­ci­tés de ces pro­cé­dures dans ce tableau :

Injonc­tion de payer européenne

Pro­cé­dure som­maire d’in­jonc­tion de payer belge

Intro­duc­tion

Non expli­ci­te­ment pré­vu en droit belge4, mais signi­fié par huis­sier de justice.

Requête uni­la­té­rale pré­cé­dée d’une som­ma­tion de payer

  • soit signi­fiée au débi­teur par exploit d’huissier,

  • soit adres­sée par lettre recom­man­dée à la poste avec accuse de réception.

Objet

Obli­ga­tion de sommes

Recours

  • Oppo­si­tion (par pro­cé­dure spé­ci­fique simplifié)

  • Réexa­men (dans des cas excep­tion­nels pré­ci­sés à l’ar­ticle 20)

  • Refus d’exé­cu­tion (pour 2 motifs : incom­pa­ti­bi­li­té ; payement)

  • Oppo­si­tion (par pro­cé­dure spé­ci­fique simplifié)

  • Appel (sauf si le Juge a sta­tué en der­nier res­sort ratione sum­mae)

Condi­tions

  • litige « trans­fron­ta­lier »5 ;

  • exclu­sions : matières fis­cales, doua­nières ou admi­nis­tra­tives, res­pon­sa­bi­li­té de l’État dans l’exercice de la puis­sance publique (acta jure impe­rii) ; régimes matri­mo­niaux, tes­ta­ments et suc­ces­sions ; faillites, concor­dats et autres pro­cé­dures ana­logues ; sécu­ri­té sociale ; créances décou­lant d’obligations non contrac­tuelles sauf accord ou recon­nais­sance de dette ou dettes liquides décou­lant de la pro­prié­té conjointe d’un bien ;

  • demande de paye­ment d’une créance pécu­niaire liquide et exigible ;

  • uti­li­sa­tion de for­mu­laires stan­dar­di­sés (assu­rant l’ex­haus­ti­vi­té de la demande et faci­li­tant, le cas échéant, l’in­for­ma­ti­sa­tion de la procédure)

  • litige où le débi­teur a son domi­cile ou sa rési­dence en Belgique ;

  • nature de la demande :

    • de la com­pé­tence du Juge de paix ou du Tri­bu­nal de Police (art. 601bis) ;

    • ten­dant au paie­ment d’une dette (sic)6 liquide qui a pour objet une somme d’argent ;

  • preuve : appa­rence de jus­ti­fi­ca­tion de la demande par un écrit éma­nant du débi­teur sans néces­sai­re­ment consti­tuer une recon­nais­sance de dette7

Mon­tant

Pas de limite

Jusque 1.860,00 €

L’URJPP8 a récem­ment fait paraître un com­mu­ni­qué dans lequel cette orga­ni­sa­tion de Magis­trats estime qu”« Il est dif­fi­ci­le­ment défen­dable que des pro­cé­dures sim­pli­fiées existent pour des créances pré­sen­tant un carac­tère inter­na­tio­nal (pro­cé­dure euro­péenne d’injonction de payer et de règle­ment des petits litiges), alors que les recou­vre­ments « internes » sans aspect trans­fron­ta­lier res­tent sou­mis à une pro­cé­dure bien plus lourde sur la base d’une cita­tion. »9

Tout récem­ment, « Le Conseil des Ministres a approu­vé (…) l’avant-projet de loi visant à réfor­mer la pro­cé­dure som­maire d’injonction de payer. Un avant-pro­jet por­té par Sabine Laruelle, Ministre des PME, des Indé­pen­dants et de l’Agriculture et Anne­mie Tur­tel­boom, Ministre de la Jus­tice. »10

À ma connais­sance, ce pro­jet n’est pas encore dépo­sé au Par­le­ment, mais il est ain­si syn­thé­ti­sé dans le com­mu­ni­qué de presse :

Loi actuelle Pro­jet de loi :  B to B Pro­jet de loi :  B to C
 

Dis­tinc­tion B to B – B to C

 

Aucune dis­tinc­tion

 

La dis­tinc­tion se ferait désor­mais entre consom­ma­teurs et non-consommateurs.

 

 

Com­pé­tence du juge

La loi ne pré­voit aucune règle spé­ci­fique, c’est ipso fac­to le juge de paix qui est compétent  

Juge natu­rel

 

Juge de paix

 

Seuil

 

 

La loi pré­voit un seuil de 1860 €

 

 

Aucun : plus de limite

 

2500 € : augmentation

 

 

Mise en demeure préalable

Obli­ga­toire – par huis­sier ou avec recom­man­dé et accu­sé de réception  

Par simple recom­man­dé ou signi­fi­ca­tion par exploit d’huissier de justice

 

Conci­lia­tion

 

Pas de conciliation

 

Ajout d’une conci­lia­tion sup­plé­men­taire avant la pro­cé­dure, afin de faci­li­ter l’obtention du titre exécutoire. 

 

Inter­ven­tion de l’avocat

 

 

Obli­ga­toire

 

Facul­ta­tive

 

Ecrit du débiteur

 

 

Obli­ga­toire

 

Un tel écrit n’est plus exi­gé sauf pour les créances vis-à-vis d’un consommateur.

 

Si l’on peut se réjouir que le Légis­la­teur s’intéresse à la ques­tion, on peut res­ter per­plexe quant aux idées qui y sont adop­tées et aux pro­grès réels que ce pro­jet pour­rait apporter :

  • Le pro­jet ins­taure une dif­fé­rence de trai­te­ment selon que le débi­teur est une entre­prise ou un consom­ma­teur : c’est la mode, mais est-ce indis­pen­sable ? Loin de cla­ri­fier les choses, cela amène une nou­velle dis­tinc­tion avec des règles spé­ci­fiques alors qu’une pro­cé­dure iden­tique et adap­tée dans les deux cas est sans envi­sa­geable. La néces­si­té de règles spé­ci­fiques qui découlent de cette dis­tinc­tion ini­tiale n’apparaît pas non plus justifiée.

  • Le pro­jet main­tient un pla­fond11 majo­ré à 2.500 € pour la récla­ma­tion for­mu­lée contre un consom­ma­teur tan­dis que toute res­tric­tion dis­pa­raît contre une entre­prise. Les rai­sons du main­tien d’une limi­ta­tion (mis à part que ça res­te­rait de la com­pé­tence du Juge de Paix) n’apparaissent pas évidentes.

  • Quant à la com­pé­tence, comme je prône la dis­pa­ri­tion du pla­fond, il sem­ble­rait plus natu­rel que la récla­ma­tion soit por­tée devant le juge de droit com­mun (et plus néces­sai­re­ment seule­ment le Juge de Paix).

  • Quant à la mise en demeure préa­lable, à nou­veau le pro­jet ajoute une com­pli­ca­tion inutile et une dis­tinc­tion peu jus­ti­fiée puisqu’il fau­drait une lettre recom­man­dée avec accu­sé de récep­tion contre une entre­prise là où une recom­man­dée sans accu­sé de récep­tion suf­fi­rait contre un consom­ma­teur. Un consom­ma­teur ne devrait-il pas pour­tant être mieux pro­té­gé qu’un pro­fes­sion­nel ?… De plus l’option entre les deux actes préa­lables obli­ga­toires est déjà cri­ti­quée actuel­le­ment par cer­tains Juges de paix qui consi­dèrent le recours à la cita­tion comme des frais frus­tra­toires12 et 7. Autant pré­voir plu­tôt une seule forme, la plus pro­tec­trice : une lettre recom­man­dée avec accu­sé de récep­tion. On pour­rait envi­sa­ger d’exiger aus­si un extrait du registre natio­nal afin de véri­fier l’actualité de l’adresse.

  • Retour aus­si d’une fausse bonne idée : la conci­lia­tion obli­ga­toire préa­lable. Doit-on rap­pe­ler com­ment ça se pas­sait dans le conten­tieux du bail et le sort qu’elle a fina­le­ment connu ?

  • L’intervention de l’avocat reste obli­ga­toire contre les entre­prises mais pas contre les par­ti­cu­liers… Elle semble indis­pen­sable des deux côtés (déter­mi­na­tion de la juri­dic­tion com­pé­tente ; consti­tu­tion d’un dos­sier de pièces conve­nable ; etc.) et cer­tai­ne­ment aus­si contre les par­ties faibles pré­su­mées que sont les consommateurs.

  • Le pro­jet main­tient l’exigence d’un écrit contre les entre­prises. Il vau­drait pour­tant mieux se débar­ras­ser de cette exi­gence assez concep­tuelle et peu en phase avec la réa­li­té pratique.

Suggestion de loi

L’a­dap­ta­tion la plus simple de la légis­la­tion belge exis­tante consis­te­rait à sup­pri­mer deux condi­tions posées dans la pro­cé­dure som­maire d’in­jonc­tion de payer belge :

  1. la condi­tion pro­ba­toire qui pose des dif­fi­cul­tés sérieuses d’in­ter­pré­ta­tion et qui réduit à peau de cha­grin son champ d’application ;

  2. éven­tuel­le­ment, la limi­ta­tion de com­pé­tence ratione summae.

Ces modi­fi­ca­tions se can­ton­ne­raient à l’ar­ticle 1338 du Code judi­ciaire qui serait alors ain­si rédigé :

Art. 1338. Toute demande de la com­pé­tence du juge de paix, ten­dant au paie­ment d’une 

[créance pécu­niaire exi­gible et] liquide […] peut être intro­duite, ins­truite et jugée confor­mé­ment aux dis­po­si­tions du pré­sent cha­pitre […].

[…]

Ces dis­po­si­tions s’ap­pliquent éga­le­ment à toute demande de la com­pé­tence du tri­bu­nal de police lors­qu’il connaît des contes­ta­tions visées à l’ar­ticle 601bis.

Il serait cepen­dant plus ambi­tieux et sans doute pré­fé­rable d’a­bro­ger ce cha­pitre pour des­si­ner un régime cohé­rent et cal­qué, autant que faire se peut, sur la pro­cé­dure d’in­jonc­tion de payer euro­péenne, mais cette réflexion d’en­semble dépasse l’ob­jet de cette brève contribution.


1Règle­ment (CE) no 1896/2006 du Par­le­ment euro­péen et du Conseil du 12 décembre 2006 ins­ti­tuant une pro­cé­dure euro­péenne d’in­jonc­tion de payer

2Ibi­dem, consi­dé­rant (6) « Le recou­vre­ment rapide et effi­cace des créances qui ne font l’ob­jet d’au­cune contes­ta­tion juri­dique revêt une impor­tance pri­mor­diale pour les opé­ra­teurs éco­no­miques de l’U­nion euro­péenne, car les retards de paie­ment sont une des prin­ci­pales causes d’in­sol­va­bi­li­té, qui menace la péren­ni­té des entre­prises, en par­ti­cu­lier les petites et moyennes entre­prises, et qui pro­voque de nom­breuses pertes d’emplois. »

3Art. 1338 à 1344, C. jud.

4P. Gie­len, « Guide pra­tique de la pro­cé­dure euro­péenne d’injonction de payer », JT, 2009, 667.

5« litige dans lequel au moins une des par­ties a son domicile25 ou sa rési­dence habi­tuelle dans un État membre autre que l’État membre de la juri­dic­tion saisie »

6Il aurait été plus heu­reux de par­ler de « créance » à l’ar­ticle 1338.

7On essaie de se figu­rer ce que peut bien viser concrè­te­ment cette for­mu­la­tion dif­fi­cul­tueuse du légis­la­teur. Dans une lettre adres­sée au Bar­reau de Liège (http://liege.obfg.be/juri/jp%20liege%20III%20frais%20de%20citation.PDF), Mon­sieur Luc DESIR, Juge de Paix du 3e Can­ton de Liège, donne sa posi­tion sur la ques­tion et estime que « C’est notam­ment le cas avec le conten­tieux des cli­niques. Je pense ici dès lors non seule­ment aux recon­nais­sances de dettes signées par les patients mais éga­le­ment aux docu­ments d’ad­mis­sion (comme, dans d’autres domaines, les contrats qui sous-tendent les fac­tures, les polices d’as­su­rance signées qui jus­ti­fient la récla­ma­tion des primes). »

8Union Royale des Juges de Paix et de Police

9J.T., 2013, 804. (NDLA : Tou­te­fois, en matière d’in­jonc­tion de payer euro­péenne, si on évite la cita­tion, on doit quand même pas­ser par une signi­fi­ca­tion de la demande d’in­jonc­tion de payer.)

10 Com­mu­ni­qué de presse : « Pro­cé­dure som­maire d’injonction de payer : vers une pro­cé­dure plus en adé­qua­tion avec la réa­li­té éco­no­mique des PME », CCI­mag’, 16/12/2013, http://ccimag.be/ .

11 Et non un seuil comme il est écrit dans le communiqué.

12 C’est en tous cas la posi­tion d’un Juge de Paix lié­geois qui les rejette.